« Solitude(s) », Théâtre de l’Anagramme – Lyon
Compagnie Rêve et Pique
Ecriture et mise en scène : Gaëlle Mignot
Avec : Ariane Charalambos, Chloé Gjurekovic, Audrey Hilaire et Lucas Jason Perrot
Création lumières : Christophe Lespinasse
Pour son premier travail de mise en scène, la comédienne Gaëlle Mignot, qui écrit depuis sa plus tendre enfance, a choisi son propre texte, une pièce qui, comme son titre l’indique, traite de la solitude, mais aussi de la maladie, de l’aliénation, de l’identité, ou encore du deuil et de la résilience. Vaste programme, exploré au cours de trois pans d’un même tableau, suivant les parcours de quatre personnages qui ont bien du mal à vivre, avec les autres mais aussi avec eux-mêmes.
Trois de ces personnages sont des femmes, ce qui n’a rien d’anodin dans la démarche de l’autrice. Elles représentent toutes des manières différentes pour les femme d’exister et de s’affirmer dans une société moderne qui les cantonne souvent, tout comme le monde du spectacle, à des rôles stéréotypés. Et justement, ce à quoi les regards extérieurs voudraient les réduire est en partie responsable de leurs troubles, de leur mal-être, de leur révolte. Héléna, en conflit permanent avec elle-même ; Laëtitia, emplie de colère et de défi (qu’Ariane Charalambos rend proprement palpables) ; Alba, lasse de devoir être forte et puissante ; toutes sont au bord du précipice, à deux doigts de se perdre définitivement.
En parallèle, Fabrice, joué par un Lucas Jason Perrot tour à tour solide ou fragile, seul protagoniste masculin de la pièce, se débat lui aussi avec ses propres démons, avec sa violence latente, et fait de son mieux mais avec les plus grandes peines du monde pour être le frère, l’ami, le soutien dont elles auraient besoin… Mais tout comme elles sont incapables de voir ce qui le ronge, il n’a pas lui non plus les clés pour vraiment les aider. Chacun.e doit se débrouiller seul.e avec ce qui le ou la dévore.
Un combat intérieur particulièrement frappant et dérangeant dans le cas d’Héléna, campée par Chloé Gjurekovic, accablée par une maladie personnifiée par Audrey Hilaire et son inquiétante marionnette, qui en fait littéralement sa chose. Incapable d’assumer sa propre dualité, la jeune femme vit en recluse dans une terreur constante et dans la haine d’elle-même. Un parcours d’autant plus touchant lorsqu’il suggère des clés possibles vers une réconciliation avec soi-même. Et c’est ce qui sera également déterminant dans les trajectoires des autres personnages de la pièce, cette réflexion sur ce qui peut permettre ou empêcher une certaine harmonie intérieure indispensable à une vie qui puisse s’épanouir un tant soit peu. Que faire de la culpabilité, comment supporter l’image de soi que l’on projette, vers qui ou quoi se tourner pour vraiment savoir qui l’on est ? Autant de questions centrales dans ces histoires croisées.
La scénographie et la dramaturgie explorent avec une certaine ingéniosité les notions d’enfermement ou d’évasion, dessinant des espaces aussi concrets que symboliques, en adéquation avec les états d’âme des personnages.
De même, le recours à des voix pré-enregistrées permet une intéressante mis en abyme de ce qui est montré à voir, même si par moments le procédé montre ses limites par un côté un peu désincarné.
Enfin, le travail sur la lumière et les matières met judicieusement en valeur les enjeux dramatiques et les situations spatiales, physiques et émotionnelles des protagonistes au long de leurs parcours, renforçant à des moments-clé l’impact visuel et symbolique de ce qu’ils vivent ou expriment.
Au terme de deux heures d’un spectacle dense et chargé d’émotions violentes, ainsi que d’une réflexion profonde sur ce qui éloigne les individus les uns des autres mais aussi d’eux-mêmes, ou ce qui au contraire peut les rapprocher, on ressort de « Solitude(s) » un peu sonné.e, en se demandant si on a bien tout saisi, si des choses ne nous ont pas échappé au fil des révélations distillées progressivement au cours de la représentation… Mais cette interrogation ne retire rien à l’impact du spectacle, bien au contraire. On conserve le souvenir de ces personnages aux failles profondément humaines, aux aspérités remarquables, au violent désir d’échapper à la fatalité, de laisser une marque pérenne. Et l’on se dit qu’on suivra avec intérêt le travail de la compagnie Rêve et Pique à l’avenir.
Charles Lasry